
L’économiste et militante politique Emanuela Douyon était invitée ce vendredi 12 mars 2021 à intervenir par visioconférence devant le comité des affaires étrangères de la chambre des représentants des Etats-Unis sur la crise haïtienne. Lors de cette audience, elle a dénoncé « les pratiques malsaines du pouvoir en place » ayant a sa tête Jovenel Moïse et formulé des recommandations politiques sur Haïti à l’administration de Joseph Robinett Biden.
La figure de proue « Nou Pap Dòmi », collectif de citoyens haïtiens engagés dans la lutte contre la corruption gouvernementale a d’emblée interpellé l’administration Biden.
« En Haïti, nous espérons que l'administration du président américain Joe Biden rompra également avec le passé et écoutera les voix de la société civile demandant la solidarité dans leur lutte pour une démocratie renouvelée », a lancé Emmanuela Douyon en soulignant que cette crise doit être le dernier souffle d'un système politique et socio-économique truqué qui ne peut et doit plus se renouveler. « La responsabilité et le changement systémique sont ce que le peuple haïtien aspire car les deux sont nécessaires pour qu'un nouveau jour se lève en Haïti et pour qu'une démocratie véritable et durable prenne enfin racine », a-t-elle indiqué.
La représentate de « Nou Pap Domi » a fait état de la mobilisation citoyenne à travers le pays contre la corruption et l’impunité en Haïti. « Un mouvement de responsabilisation contre la corruption, mené en grande partie par la société civile et les organisations de base, est en cours en Haïti depuis 2018. Cette forte mobilisation citoyenne a contraint la Cour des comptes et du contentieux administratif à publier plusieurs des rapports extrêmement inquiétants sur le gaspillage et le détournement de milliards de dollars du fonds Petrocaribe destiné à financer des projets de développement en Haïti », a déclaré Emmanuella Douyon.
« Malgré des années de manifestations pacifiques et des appels continus de la société civile et des acteurs politiques, il n'y a pas eu de véritables enquêtes ou poursuites pour corruption gouvernementale. Sous l'administration Moïse, le plus grand mouvement contre la corruption et l'impunité de l'histoire du pays n'a encore abouti à l'arrestation d'aucun individu », a déploré la militante évoquant certains massacres crapuleux et assassinats notoires survenus au cours du mandat de Jovenel Moïse. En témoigne, l’affaire de l’assassinat du bâtonnier de l’ordre des avocats de Port-au-Prince Monferrier Dorval.
Emmanuela Douyon n’a pas mâché ses mots pour dénoncer les dérives autoritaires du pouvoir en place. « Depuis son entrée en fonction, le Président Moïse a changé unilatéralement les responsables des institutions impliquées dans la lutte contre la corruption: l'Unité de Lutte Contre la Corruption -ULCC et l'Unité Centrale de Renseignements Financiers -UCREF). En retour, ils dirigent les affaires contre leurs opposants tout en ignorant les audits sur l'utilisation des fonds Petrocaribe », poursuit Emmanuela Douyon. « En novembre 2020, Moïse a publié un décret visant à supprimer une partie des pouvoirs de contrôle de la Cour des comptes, véritable atteinte à l'existence et au travail de cette précieuse institution. Les récentes attaques contre le système judiciaire ont pris la forme de révocation et de remplacement de trois juges de la Cour suprême en Février 2021, et l'emprisonnement de l'un d'entre eux, que les organisations de défense des droits humains et les avocats ont tous jugés illégaux et violés aux normes internationales des droits humains », a-t-elle rappelé.
L’activiste politique n’a raté l’occasion faire mention de la gouvernance par décrets de Jovenel Moïse depuis l’absence du parlement. « Beaucoup de ces décrets soulèvent de graves préoccupations et représentent des tentatives claires de consolidation du pouvoir. Même l'ambassade des États-Unis en Haïti a publié des notes pour condamner la création d'une agence nationale de renseignement qui constitue de graves menaces pour les droits de l'homme », a alerté Emmanuela Douyon.
En octobre 2020, Jovenel Moïse a nommé unilatéralement un Comité consultatif indépendant pour rédiger une nouvelle constitution. L’avant projet vient d'être publié le mois dernier et le locataire du palais national prévoit de tenir un référendum, ce qui est contraire à la constitution actuelle d'Haïti, en juin, selon Madame Douyon. « Non seulement le processus étant inconstitutionnel, le plan de Moïse augmenterait considérablement la concentration du pouvoir entre les mains de l'exécutif, notamment en permettant au président de sélectionner le conseil électoral. De plus, la constitution donnerait au président une immunité généralisée », a affirmé Emmanuela Douyon
Emmanuela Douyon souligne que l'argument de Jovenel Moïse concernant le respect du temps constitutionnel ne tient pas, d'autant plus qu'il a lui-même limogé plusieurs parlementaires en 2020 en utilisant la même interprétation constitutionnelle qui, selon lui, ne lui est plus applicable. « En soutenant ouvertement la prorogation du mandat de Moïse, la communauté internationale est complice et alimente davantage ses efforts pour rester au pouvoir quel qu'en soit le prix », prévient Emmanuela Douyon
D’après l’économiste, malgré une majorité confortable au parlement jusqu'en décembre 2019, le président Moïse n'a pas organisé d'élections. Elle avance qu’au lieu de cela, il a adopté un nouveau système de carte d'électeur, attribuant le contrat malgré un avis défavorable minant la confiance dans le processus électoral. « Les élections à venir sont tout simplement trop importantes pour aller de l'avant dans les circonstances actuelles, être mal organisées et aboutir à une démocratie affaiblie », argumente Emmanuela Douyon soulignant que le pays ne peut pas se permettre de se plonger dans une autre crise à tous les niveaux.
Pour la réalisation de meilleures élections crédibles à travers le pays, Emmanuela Douyon propose:
1. Une équipe non partisane, non corrompue et consensuelle composée de la société civile et d'acteurs politiques capables d'assurer la gouvernance du pays et de combler le vide institutionnel à la tête du pays depuis la fin du mandat constitutionnel du président Moïse le 7 février 2021. Ce leadership de transition doit respecter le quota de participation des femmes.
2. Un conseil électoral provisoire (CEP) qui jouit de la légalité et de la légitimité, constitué selon les prescriptions de la constitution.
3. Un audit du système actuel de l'état civil et des nouvelles cartes d'identité des électeurs ainsi que l'amélioration de l'infrastructure électorale du pays, y compris les nouvelles lois et réglementations électorales.
4. Renforcement du système judiciaire, notamment pour garantir l'indépendance dans l'arbitrage des contentieux électoraux.
5. Assez de temps pour éviter de se précipiter ou de revenir en arrière.
6. Une rupture avec les pratiques anti-démocratiques, la corruption et l'impunité qui sont enracinées dans l'administration publique.
7. Rétablissement d'un climat de sécurité et de paix propice au bon fonctionnement des institutions et au développement des citoyens.
La figure emblématique du collectif Nou Pap Domi a formulé tout aussi des recommandations à l’administration du président américain fraichement élu Joseph Robinett Biden qui selon elle devrait prendre certaines mesures comme :
1. Les États-Unis devraient reconnaître la situation en Haïti aujourd'hui comme une lutte du peuple haïtien pour s'approprier son gouvernement et construire la démocratie, pas simplement une lutte entre les politiciens pour le pouvoir. Le gouvernement des États-Unis devrait demander conseil à la société civile haïtienne légitime et représentative concernant les recommandations sur la voie à suivre la crise actuelle, les violations des droits de l'homme et la corruption.
2. Plutôt que de prendre parti dans un différend constitutionnel, il sera plus utile d'écouter et de se solidariser avec le peuple haïtien, qui ne reconnaît plus Jovenel Moïse comme son président.
3. Les États-Unis ne devraient pas soutenir les récents actes inconstitutionnels de Jovenel Moïse, notamment la préparation d'un référendum constitutionnel en violation du processus d'amendement énoncé dans la Constitution.
b. La nomination par décret d'un conseil électoral provisoire (CEP), dont les membres n’ont pas prêté pas serment comme l'exige la loi.
c. Le récent licenciement et le remplacement subséquent de trois juges de la Cour suprême.
4. Le Secrétaire au Trésor, le Procureur général et le Secrétaire d’État devraient faire travailler les institutions américaines chargées de l’application des lois et des droits de l’homme pour enquêter sur le blanchiment d’argent, le trafic d’armes, les violations des droits de l’homme et autres actes illégaux commis par des responsables haïtiens et des dirigeants du secteur privé. Les États-Unis devraient appliquer des sanctions individuelles en vertu du Global Magnitsky Act, le cas échéant.
5. Le gouvernement américain devrait reconnaître que dans le contexte actuel - avec la violence des gangs parrainés par l'État, les violations des droits de l'homme, un autoritarisme croissant, un conseil électoral provisoire (CEP) inconstitutionnel et illégal et l'absence d'enregistrement des électeurs - des élections libres et équitables ne peuvent pas être organisées. Menées en toute sécurité dans un délai d’un an. Les crises électorales récurrentes et les crises politiques qui ont suivi ont érodé la confiance des citoyens dans leur gouvernement.
7. Les États-Unis devraient reconnaître que les tentatives passées menées par l'étranger visant à renforcer la démocratie en Haïti n'ont pas conduit à des progrès, et ont même été contre-productives, le gouvernement américain et la communauté internationale devraient plutôt suivre l'exemple de la société civile haïtienne pour déterminer quand soutenir élections en Haïti.
8. Les États-Unis devraient soutenir les appels de la société civile haïtienne à la libération immédiate des personnes arrêtées le 7 février 2021 et ne pas donner foi au discours du gouvernement étant donné le manque de preuves crédibles d'une tentative de coup d'État. Si les informations sur l'état de l'affaire à ce stade sont insuffisantes, il est néanmoins nécessaire d'appeler à la libération immédiate des détenus, compte tenu du manque de preuves crédibles, des risques de COVID-19 en détention et des conditions inhumaines de détention provisoire.
Par Daniel Zephyr
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