
Par Maguet Delva
On n’a sans doute jamais autant parlé de la République d’Haïti dans les couloirs des ministères français, dans les amphithéâtres, les assemblées, les médias et les milieux intellectuels et associatifs. Il faut remonter à 2003 pour retrouver un tel pic d’attention. À l’époque, la déclaration explosive du président Jean-Bertrand Aristide réclamant la restitution de la « dette de l’indépendance » avait provoqué un véritable malaise diplomatique. Vingt-deux ans plus tard, l’histoire semble avoir rattrapé la République française. Cette fois, ce sont les Français eux-mêmes — universitaires, militants, élus, citoyens — qui relancent le débat.
Dans une France en pleine relecture critique de son passé colonial, les initiatives se multiplient. Chaque secteur affine ses arguments, mêlant rappels historiques et slogans militants, dans un élan de pédagogie, de mémoire et d’engagement. Haïti s’impose comme un miroir de l’histoire républicaine, une question qui touche à l’éthique, à la justice et à la responsabilité.
Sur le plan politique, la France Insoumise (LFI) est la formation la plus active sur le dossier. Héritière d’une gauche décomplexée et revendicative, elle réclame ouvertement la restitution de la dette imposée à Haïti en 1825, reprenant presque mot pour mot les termes de la demande d’Aristide. Jean-Luc Mélenchon, ancien ministre de l’ère Mitterrand, multiplie les interventions sur le sujet. Il lui arrive même d’expliquer l’histoire haïtienne en direct à des heures de grande écoute, révélant à une partie du public français une page de l’histoire qu’elle ignorait totalement. Une proposition de loi est en cours d’élaboration par les députés de LFI pour faire reconnaître officiellement le tort historique et explorer les pistes de réparation.
Le Parti communiste français, de son côté, reste fidèle à ses engagements anticoloniaux. S’il est moins visible médiatiquement, il n’en demeure pas moins actif. Il mobilise ses réseaux municipaux et associatifs, et porte la cause haïtienne depuis longtemps, avec discrétion mais régularité. En revanche, l’absence du Parti socialiste français est flagrante. Autrefois allié de longue date de certains partis haïtiens comme Fusion, le PS semble s’être totalement désengagé. Les compromis politiques passés avec les présidences Martelly puis Ariel Henry ont laissé des traces durables. Certains militants socialistes, autrefois très engagés sur Haïti, rasent aujourd’hui les murs en France, tant cette rupture est lourde à porter.
À côté de ces dynamiques partisanes, les élus d’outre-mer — Guadeloupe, Martinique, Guyane — prennent part activement aux débats. Le bicentenaire de l’ordonnance royale du 17 avril 1825 leur offre une tribune pour poser les vraies questions : celle des réparations, de la justice postcoloniale, des liens profonds entre la France et les Caraïbes. Ils entendent faire entendre leur voix dans ce moment historique.
Même le Sénat s’est invité dans le débat. Il a récemment adopté une loi symbolique en faveur du rétablissement de la Seine ôte (navette) en Haïti. Ce geste, bien que bienvenu sur le plan protocolaire, contraste avec la gravité du sujet : un vote dans une chambre feutrée ne saurait suffire à répondre aux exigences de mémoire et de justice qui montent de toutes parts.
Sur le terrain universitaire et associatif, le foisonnement est impressionnant. Le colloque international « Contre la Révolution française, contre la Révolution haïtienne : les indemnités de 1825 », qui se tient du 9 au 12 avril 2025, affiche complet. Chercheurs, intellectuels, descendants d’anciens esclaves et militants s’y croisent dans une atmosphère de rigueur et d’émotion. Les débats se déroulent à la fois aux archives du Quai d’Orsay à La Courneuve, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à Paris VIII, haut lieu de la pensée critique contemporaine.
À côté de ces initiatives académiques, des associations comme Haïti Futur ou EVOH Haïti multiplient les actions : projections de documentaires, débats, rencontres culturelles, jeux pédagogiques. Ces événements attirent un public varié, de plus en plus nombreux et curieux. La soirée du mercredi 9 avril, consacrée au documentaire Haïti, la rançon de la liberté et à l’ouvrage collectif Haïti-France, les chaînes de la dette, a suscité de vives réactions et des discussions profondes sur le sens du mot réparation.
Haïti est désormais au cœur des débats politiques, historiques et citoyens en France. La mémoire refait surface. Les silences se fissurent. Et la parole haïtienne, souvent portée par d’autres, résonne plus que jamais. Mais un élément manque à l’appel : une voix diplomatique haïtienne forte, claire, structurée. Alors que la société civile française se mobilise, alors que les élus s’engagent, les représentants officiels de l’État haïtien peinent à définir une ligne cohérente, à élaborer un discours souverain. Ils semblent absents du moment historique qui se joue.
Pourtant, dans cette effervescence sans précédent, Haïti doit se tenir debout. Non pas seulement grâce à ses alliés, mais par la vigueur de sa propre parole. Car les réparations, aussi symboliques soient-elles, ne se réclament pas dans le silence.
Enfin, il ne manque plus qu’une voix : celle du président de la République française. Car cette affaire dépasse aujourd’hui largement les préoccupations de la seule diaspora haïtienne. Elle s’installe progressivement dans le débat public national, franchit les frontières des cercles militants pour atteindre la sphère diplomatique, culturelle, intellectuelle. Elle tend vers la plénitude d’une revendication d’État à État, et, pourquoi pas, d’une interpellation internationale.
La question haïtienne, longtemps reléguée aux marges de la mémoire coloniale française, revient avec force au centre de la scène. Et il faudra, tôt ou tard, une réponse à la hauteur de cette exigence de justice. D’ores et déjà, on laisse entendre, du côté du palais de Marigny, qu’il n’y aura pas d’invectives présidentielles contre l’ancienne colonie. Ce qui reste des autorités haïtiennes, elles non plus, ne seront pas houspillées. On respire. Pour combien de temps encore ?
Maguet Delva
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