
Le commerce des civelles, ces jeunes anguilles très demandées sur le marché international, est devenu en Haïti une activité convoitée par les réseaux criminels. Selon le dernier rapport du Groupe d'experts des Nations Unies, les gangs armés occupent une position dominante sur la chaîne d'approvisionnement de cette ressource hautement prisée. Prélevées sur les 1 535 km du littoral haïtien par des milliers de familles de pêcheurs, les civelles voient leur prix exploser au fil des transactions, jusqu'à l'exportation.
Malgré un quota officiel de 6 400 kg défini en 2020 par le Ministère de l'Agriculture des Ressources Naturelles et du Développement Rural, le secteur demeure largement non réglementé. En l'absence de contrôles efficaces et d'une adhésion à la Convention sur le commerce international des espèces menacées, Haïti devient un terrain propice aux abus : contrebande, extorsion, blanchiment d'argent.
Dans les zones côtières sous leur contrôle, les gangs perçoivent des "droits de passage" ou rançonnent les intermédiaires à des postes de contrôle routier. L'exemple du groupe criminel 400 Mawozo, qui aurait extorqué 900 dollars à deux transporteurs de civelles en juillet 2024, illustre cette pratique bien rodée.
Les experts de l'ONU documentent aussi un réseau complexe lié au blanchiment d'argent : en décembre 2024, un bateau suspect transportant des civelles vers l'étranger a été arraisonné à Fort-Liberté. Certains opérateurs ont même créé leur propre système de licence, bloquant l'accès à de nouveaux exportateurs et transformant le secteur en monopole opaque.
Parallèlement, le dossier très médiatisé du Dr Louis Gérald Gilles, Emmanuel Vertilaire et Smith Augustin, trois membres du Conseil présidentiel de transition accusés d’avoir réclamé un pot-de-vin de 100 millions de gourdes à l’ancien directeur de la Banque nationale de crédit Raoul Pierre-Louis est mentionné dans le rapport. Malgré une recommandation de poursuites par l'Unité de Lutte Contre la Corruption ULCC, la cour d'appel a annulé les mandats de comparution.
A signaler que les trois responsables ont toujours rejeté ces accusations.
Le rapport cite aussi la condamnation d'un inspecteur fiscal à Hinche, l'arrestation d'une ancienne responsable du Programme de cantines scolaires et celle de l'ex-directeur de l'ONA pour corruption. Mais en vingt ans, seuls deux dossiers ont abouti à des condamnations effectives.
Le port de l'Autorité portuaire nationale (APN), vital pour l'approvisionnement du pays, est devenu une cible récurrente des gangs de Wharf Jérémie et de La Saline. Attaques, fermetures, menaces… En janvier 2025, le chef de gang Micanor a forcé une suspension des activités portuaires, avant de négocier une réouverture le 15 janvier.
Chaque jour d'inactivité coûte à l'État près de 3,8 millions de dollars en recettes douanières. Pour les opérateurs logistiques, la facture grimpe aussi : les frais d'extorsion par conteneur sont passés de 200 à 1 000 dollars.
Dans cette crise systémique, les institutions haïtiennes peinent à faire front. Les rapports de l'ONU dénoncent la faiblesse réglementaire, les complicités internes et l’incapacité de l'État à contrôler ses frontières maritimes et terrestres. L’enrichissement illicite se poursuit, pendant que la majorité des Haïtiens vit sans services de base.
La civelle, créature minuscule et discrète, devient ainsi le symbole d'un pays aux mains de prédateurs, où les ressources sont pillées sous l’œil complice de l’Etat.
Par Arnold Junior Pierre
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